Morceau choisi

Ceci est un extrait de "L'Extase Materielle" de J.M.G. Le Clezio. Je l'ai choisi parce qu'il m'a plu, il m'a parle. Je le partage avec vous car je trouve qu'il porte un regard interessant sur ce qui nous entoure.

"Je suis souvent decu par ce qu'il peut y avoir de limite chez l'homme. Avoir de l'argent, une situation, une retraite, est-ce pour cela que l'on vit? Medecin, avocat, directeur d'enteprise, ecrivain, quoi, c'etaient leurs ambitions? Ils se contentent de si peu! Ils veulent se ressembler. Ou bien, ils veulent etre originaux, mais avec tellement de mesquinerie. Et auand ils sont arrives a leurs miserables sommets, ils sont heureux. Il leur fallait si peu de choses! Petits fonctionnaires, prets a tout pour l'argent, etroitement limites a leur voiture, leur charite modele reduit, leur passion du samedi, leur petite dose d'aventure organisee. Ou bien, avec leur intellectualisme repu, leurs bouquins, leur partie de culture minuscule, ponderes, avec leurs raisonnements cellulaires et mercantiles. Est-ce la etre ambitieux? Gorges de futilites, ratiocinants, pretentieux, soucieux de leur gloire ou de leur capital, de leur bien-etre rabougri! Ils parlent de la foi, de l'amour: qu'en savent-ils? Rien. La foi, l'amour, si cela existe, ce ne peut etre paisible. Cela emporte, cela terrasse, cela doit faire bruler jusqu'a la mort.

Il est vrai, ils se reclament de la raison, ils calculent, ils tergiversent. Ridicule raison que cette raison-la. En face d'elle, quelle force a la folie. Quelle beaute immense chez ceux qui deraisonnent, qui se trompent. Comme ils paraissent plus denses, ceux que l'egarement conduit jusqu'au crime, non pas a cause d'une femme, parce qu'une femme, ce n'est qu'un pretexte, mais a cause de ce qu'ils ont de si terriblement intransigeant en eux, de ce qui les pousse vertigineusement non pas a comprendre, mais a aimer, a tuer, a etre des brutes.

Et ceux qui n'arretent pas ce qu'ils ont entrepris; ceux qui se detruisent eux-memes, ceux qui souffrent, qui s'enfoncent dans les pieges de leur propre conscience: des criminels, eux aussi, voila ce qu'ils sont.

Je hais l'argent. Vivre avec l'argent, ce n'est pas facile. Le papier-monnaie represente tout ce qu'il y a de limite, de raisonneur, de chichement equilibre dans la societe des hommes. Le gout de l'argent, c'est le gout des choses futiles, des objets qu'on achete, de la gloire limitee. C'est le trompe-la-mort, la realite qu'on dit pratique, le mensonge."